Septembre 1858 - Spiritualité et politique
Le 9 septembre 1858, le bruit court à Lourdes que l'empereur Napoléon III a envoyé un télégramme de Biarritz, demandant de rouvrir le sanctuaire. La visite à la grotte du comte de Tascher, un cousin de l'empereur, ne fait qu'attiser la rumeur. Le 18 septembre, la grotte ouvre brièvement, puis est à nouveau fermée. Le 24 septembre, Achille Fould, ministre d'État, arrive à Lourdes. Les autorités locales en déduisent que la grotte ne constitue pas une menace aux yeux de l'empereur. Le 5 octobre, elles donnent l'ordre de la rouvrir définitivement.
Il a été affirmé, dans les biographies de Bernadette Soubirous, que Napoléon III avait finalement ordonné au préfet Massy de faire libérer l'accès à la grotte sous la pression de l'impératrice Eugénie. Des bruits ont aussi couru sur la guérison miraculeuse de l'unique fils de l'empereur grâce à une herbe cueillie par Madame Bruat lors de sa visite à la grotte. Il est certain que Louis Napoléon, alors âgé de deux ans, n'est pas mort en 1858, mais rien n'atteste non plus qu'il ait été en péril de mort ou même seulement malade à ce moment-là. La présence de personnes de l'entourage de la famille impériale à Lourdes au moment où l'accès à la grotte était entravé d'une barricade est un fait, mais la raison pour laquelle Napoléon III a donné l'ordre de l'enlever semble liée à des considérations plus stratégiques et politiques.
Paul-Armand Cardon de Garsignies, l'évêque de Soissons qui, au mois de juillet avait poussé l'évêque de Tarbes à mettre en place la commission d'enquête, s'est rendu ensuite à Biarritz où le couple impérial passait ses vacances. Napoléon III souhaitait ménager les catholiques français, parce qu'il voulait désengager les troupes françaises qui protégeaient l'État pontifical et s'engager militairement au côté de Cavour. L'État Pontifical était alors réduit à la seule ville de Rome et n'avait aucun moyen de résister à la poussée des partisans de l'unité italienne sans le soutien de l'armée française. Le retrait des troupes françaises signifiait donc automatiquement la fin de l'État pontifical, et peut-être celle de la papauté. En demandant à l'Empereur qu'il fasse lever l'interdiction qui pesait sur la grotte, Garsignies offrait à Napoléon III l'occasion de faire un geste favorable envers les catholiques : Lourdes contre Rome !
Concernant les autorités locales, l’évêque Bertrand-Sévère Laurence était brouillé avec le préfet Massy depuis que celui-ci avait permis la construction d'une écurie à Tarbes sur le site d'un sanctuaire catholique confisqué et détruit pendant la Révolution. Il n'y a ainsi eu aucune concertation entre l'évêque et le préfet sur l'affaire de Lourdes, l'un et l'autre ayant suivi leur propre voie sans s'accorder, mais sans s'opposer non plus. En appliquant les consignes du ministère des Cultes, le préfet avait été amené à s'enfermer de façon de plus en plus rigide dans une attitude de rejet, tandis que l'évêque était resté sur la réserve en établissant une procédure d'enquête qui lui permettait de différer autant que nécessaire le moment où il aurait à se prononcer. Durant le deuxième semestre de l'année 1858, des divergences de vue entre le ministre de l'Intérieur et le ministre du Culte avaient ajouté à la confusion. Nul ne savait plus quelle était la position officielle du préfet, du ministre ou de l'empereur au sujet de la grotte.
Au moment où Napoléon III intervient pour faire lever l'interdiction en vigueur jusque-là, le préfet est, de fait, désavoué. Dès lors, l'évêque est la seule autorité en situation de donner un avis officiel. L'affaire voit ainsi, plus de quarante ans avant la loi de séparation entre l'Église et l'État, le pouvoir civil abandonner ses prérogatives aux autorités religieuses sur une question religieuse.
Déconsidéré dans son département, le préfet de Tarbes Oscar Massy est déplacé à Grenoble où il meurt quelques mois plus tard. Il emporte avec lui tous les documents qui permettraient de savoir comment il a géré cette affaire. Ces archives resteront inconnues jusqu'à ce que René Laurentin les retrouve un siècle plus tard.
Le commissaire Jacomet est lui aussi muté, avec une promotion. Il va en Avignon où il poursuit sa carrière et s'illustre par ses compétences. L'empereur dont la politique protégeait les possédants de toute explosion sociale, a laissé des fonctionnaires tels que le préfet endosser l'impopularité, tout en prenant soin de se façonner une image de protecteur des humbles. La réouverture de la grotte est l'aboutissement d'une coïncidence d'intérêts entre les Lourdais, un nouvel électorat catholique et la politique régionale de l'empereur.
Au plan national, l'alliance entre les Lourdais et l'élite parisienne signifie que le monde pyrénéen, riche de son histoire, imprime sa marque spirituelle et politique sur le reste du pays.